Publication | U4 Brief

La corruption au temps du COVID-19 : double menace pour les pays à faibles revenus

Une aide au développement est nécessaire pour faire face à la crise ; cette aide doit être préservéede toute corruption

Le virus du SRAS-CoV-2, ainsi que la maladie qu’il provoque – le COVID-19 – pourraient trouver leur origine dans la corruption (comme l’OMS l’explique, SRAS-CoV-2 est le nom du virus et COVID-19 est la maladie qu’il provoque).

L’épidémie actuelle affecte simultanément les pays développés et les pays en développement. Depuis le début d’une telle crise, il est tentant de laisser de côté la réduction et la gestion des risques liés à la corruption et de ne plus s’attarder sur le maitien des sanctions à l’égard des responsables de ces actes. Cette pandémie sera vue par certains comme une opportunité leur permettant de tirer profit de l’urgence pour abuser de leur pouvoir à des fins privées. En ces circonstances uniques, il est donc essentiel de ne pas négliger le problème de corruption.

L’importance de la poursuite et du renforcement de la lutte contre la corruption est en outre soulignée par le fait que les meilleures preuves dont nous disposons actuellement sur l’origine du SRAS-CoV-2 mènent à un marché à Wuhan, en Chine ; ce marché se livrait au commerce, illicite et entaché de corruption, d’animaux sauvages exotiques. C’est sur ce marché que cette zoonose a été transférée à l’homme.

Les systèmes de santé des pays bénéficiaires de l’aide souffrent de faiblesses systémiques chroniques ; c’est pourquoi il leur sera difficile de réagir à cette crise. Ces systèmes ont besoin rapidement d’un soutien financier et technique. Il est essentiel que les investissements existants, ainsi que tous les fonds supplémentaires mis à disposition pour lutter contre la maladie, soient déployés de manière stratégique. Les procédures de lutte contre la corruption et les systèmes de reddition de comptes veilleront à ce que l’aide au développement déployée dans la lutte contre le virus soit utilisée à bon escient et profite à ceux qui en ont le plus besoin.

Le texte suivant décrit les nouvelles tendances de corruption associées à l’épidémie et propose des priorités que les acteurs du développement pourraient adopter dans le but de réduire la menace que la corruption n’entrave les actions à mettre en œuvre pour réagir efficacement à la crise.

Nouveaux risques et tendances associés à la corruption

Tout au long du mois de mars 2020, on a assisté à une vague d’incidents liés à la corruption – diminuant la transparence et la reddition de comptes – ainsi qu’à une propagande politique manipulatrice venant des quatre coins du monde.

Europe

Au moment d’écrire ces lignes, le continent européen est l’épicentre de l’épidémie, l’Italie étant la plus touchée. Une société agricole a remporté un contrat de fourniture de masques au gouvernement. La CIJ a indiqué que l’Agence des marchés publics enquête actuellement sur l’affaire et que l’appel d’offres est gelé.

En Hongrie, le Premier ministre, Viktor Orbán, n’a pas perdu de temps pour se faire désigner comme responsable compétent de la gestion de l’épidémie, plutôt que d’en laisser le soin au Ministre de la Santé ou au Ministre de l’Intérieur. Son gouvernement exerce de fortes pressions visant à prolonger indéfiniment l’état d’urgence et ainsi conserver le pouvoir de prendre des décisions cruciales sans y impliquer le Parlement.

Le président serbe, Aleksandar Vučić, a annoncé publiquement qu’il avait été « forcé » d’acquérir des respirateurs sur le marché semi-gris, en raison de leur manque de disponibilité sur le marché européen. Cela éveille des soupçons quant à l’intégrité de la procédure d’approvisionnement. Vučić aurait déclaré : « un jour, vous pourrez me traduire en justice pour avoir fourni des respirateurs aux gens. »

En Allemagne, des preuves de petite corruption ont été rapportées, comme l’exemple d’individus se faisant passer pour du personnel de santé faisant du porte-à-porte dans des quartiers de Berlin pour fournir des kits de dépistage du SRAS-Cov-2.

On entend également des histoires d’oligarques russes, dont la richesse est souvent acquise grâce à la corruption, acheter les rares respirateurs, afin d’aménager leurs maisons en cliniques improvisées, et s’arranger pour que des médecins soient disponibles et ainsi éviter de se faire soigner dans les hôpitaux publics chargés de soigner les victimes de l’épidémie. Les fournisseurs de respirateurs ont indiqué que les acheteurs privés représentaient jusqu’à 30% de leurs dernières ventes.

En Norvège, certains médecins auraient enfreint les directives de l’Agence nationale des médicaments ayant décidé de rationner les médicaments qui pourraient aider à lutter contre le COVID-19 ; ces médecins continuent à rédiger des ordonnances pour leurs familles et amis.

Asie du Sud

Dans l’État du Tamil Nadu en Inde, on soupçonne que le nombre réel de cas de SRAS-CoV-2 ne soit pas communiqué aux autorités. Au Bangladesh, des rapports font état d’un échec complet du dépistage de ceux qui entrent dans le pays. Le président du Parti des travailleurs du Bangladesh, Rashed Khan Menon, a indiqué que cela était dû, du moins en partie, à la corruption endémique au sein du Ministère de la Santé, qui, selon lui, est « plus dangereuse que la propagation du coronavirus ».

Amérique du Nord

Aux États-Unis, certains craignent que ceux qui détiennent le pouvoir fassent plier ce qui reste des autorités réglementaires, politiques et juridiques à des fins personnelles, ou influencent les décisions relatives aux plans de sauvetage ou de relance des industries, sous la pression de groupes d’intérêt particulier et au détriment de l’intérêt public. Cela pourrait sérieusement nuire aux efforts du pays pour réagir à la crise.

Des sénateurs américains, des députés et des collaborateurs de haut rang ont été pris en flagrant délit d’initié, revendant à la hâte leurs actions dans des compagnies aériennes et investissant dans des entreprises de biotechnologie, à un moment où eux-mêmes étaient bien conscients de la menace du virus, mais continuaient de rassurer le peuple américain.

En outre, des critiques ont été formulées à l’égard des plans d’exonération proposés pour soutenir l’économie américaine, plans qui mentionnent de manière précise certains hôtels ; cela soulève des inquiétudes quant à savoir si les hôtels appartenant au Président bénéficieront de cette exonération.

Moyen-Orient et Afrique du Nord

Quelques semaines seulement après le début de l’épidémie, le Premier Ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a ordonné aux services de sécurité intérieure de suivre secrètement les mouvements des citoyens à l’aide des données de leur téléphone portable. En outre, il a neutraliséle parlement israélien et fermé la cour de justice censée débuter ce 24 mars un procès à son encontre pour faits de corruption, fraude et abus de confiance. Au moment de la rédaction du présent rapport, le procès était reporté au mois de mai. Selon les critiques, Netanyahu utilise l’épidémie pour exercer une prise de pouvoir sans précédent. À la suite des dernières élections de 2020, le chef de l’opposition, Benny Gantz, a reçu le mandat de former un gouvernement. En ce moment, Netanyahu exhorte Gantz à former un « gouvernement d’urgence », dirigé par Netanyahu lui-même.

En Iran, un pays également durement touché par la pandémie, des informations font état d’un « réseau bien connecté » contrôlant la distribution et les prix des articles nécessaires au pays pour réagir à la crise. On soupçonne que les dirigeants de ce réseau soient étroitement liés aux dirigeants politiques.

Afrique

L’épidémie offre aux escrocs et hommes d’affaires une occasion d’escroquer les citoyens, souvent avec la complicité de responsables gouvernementaux, comme l’indiquent des rapports ougandais. On relate également des histoires de citoyens échappant à la quarantaine en soudoyant des fonctionnaires, au Cameroun et en Ouganda, ce qui entraînera inévitablement une propagation accrue de la maladie.

Enfin, six millions de masques commandés par l’Allemagne pour protéger le personnel de santé du coronavirus ont disparu dans un aéroport au Kenya. Des enquêtes en cours tentent de déterminer comment ces masques se sont retrouvés au Kenya et ont ensuite disparu.

Risques de corruption du système de santé lors d’épidémies

Il existe un certain nombre de typologies de corruption décrivant quel type de corruption se produit dans des circonstances normales dans de nombreux pays à revenus faibles ou intermédiaires. Lors d’une épidémie, il est possible que d’autres interventions liées à la santé et à leur financement ne constituent plus la priorité. Cet état de fait peut conduire à plusieursconséquences, telles que :

  1. contrats d’achats passés en urgence, ce qui augmente les risques de corruption ;
  2. vol de fournitures disponibles, gonflement des prix, et revente sur les marchés gris et noir ;
  3. augmentation du volume de produits de qualité inférieure et falsifiés sur le marché.

Acquisition de biens et services pour la gestion des maladies

Des éléments probants issus des audits des dépenses de fonds provenant de l’aide internationale au cours de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest de 2013 à 2016 indiquent que les procédures de passation de marchés ont été largement ignorées. Dans le cas du SRAS-CoV-2, un financement considérable sera requis pour se procurer l’équipement et les infrastructures nécessaires à la prestation de soins intensifs. Les pays européens sont actuellement en train de se démener pour acquérir plus de respirateurs en en produisant au niveau national, tout en en acquérant à l’extérieur. Le coût d’un respirateur standard est de 25 000 dollars US, sans compter le coût d’un entretien régulier. La rareté et la demande de respirateurs et d’autres équipements de soins intensifs augmenteront le risque de corruption dans l’achat de ces biens.

Opacité et corruption dans la gouvernance, le recrutement et la gestion du personnel de santé

Un leadership fort et compétent, soutenu par un personnel de santé doté de l’expertise nécessaire, est la pierre angulaire de la mise en œuvre de réactions efficaces face aux pandémies. Cependant, dans de nombreux pays en développement, la corruption et le manque de transparence ont conduit au recrutement de personnes qui ne sont pas capables de mettre en œuvre des protocoles thérapeutiques complexes, réduisant ainsi la capacité de gestion de la crise. Ce problème est d’actualité, au moment où les systèmes de santé sont sous pression pour recruter autant de travailleurs que possible.

Lors de l’épidémie d’Ebola, les audits des dépenses internationales affectées au développement ont montré que les fonds utilisés pour les soins de santé et la sensibilisation ont été consignés dans des documents falsifiés. Les salaires des professionnels de la santé n’ont pas été payés et les sommes destinées aux organisations ont été versées à des particuliers par les responsables de la distribution. Rien qu’au niveau de la Croix-Rouge, il a été signalé que 5% des dépenses totales ont été perdus.

Petite corruption au niveau de la prestation de services

La pratique de diverses formes de corruption par des professionnels de la santé, telles que les paiements informels, la prescription excessive, le favoritisme et le népotisme est susceptible d’être exacerbée lors d’une épidémie, car le système doit faire face à un plus grand nombre de patients. Ces types de corruption peuvent être motivés par des salaires modiques et de mauvaises conditions de travail et contribuent à une mauvaise perception des services publics par les patients, influençant les habitudes de la population lorsqu’il s’agit de se faire soigner.

En outre, d’autres formes de corruption de faible niveau perpétrées par des patients peuvent également contribuer à la propagation de la maladie, comme le fait de soudoyer les forces de l’ordre afin d’échapper à la quarantaine. De tels comportements ont déjà été signalés en Ouganda, où des étrangers censés être placés en quarantaine ont pu y échapper grâce à la corruption. Des incidents similaires de personnes « connectées » échappant à la quarantaine ont été signalés au Cameroun. Cela pourrait avoir des conséquences désastreuses sur les efforts visant à contenir la propagation de la maladie.

Opacité dans la recherche et le développement

Un appel mondial a été lancé afin de faire avancer la recherche et le développement de diagnostics et de thérapies pour faire face à l’épidémie de SRAS-CoV-2 et des montants considérables d’argent public ont été dépensés dans ce but. Dans le meilleur des cas, le développement pharmaceutique est opaque et coûteux et on peut s’attendre à ce que, dans la mesure du possible, les dynamiques de l’industrie et du marché soient manipulées dans le but de réaliser des profits plus élevés.

La société pharmaceutique Gilead Sciences, qui avait déjà été incriminée en raison de prix excessifs pour son traitementcontre l’hépatite C - Sovaldi - a reçu l’approbation de la FDA pour son médicament expérimental - Remdesvir - pour traiter le COVID-19 en lui donnant le statut de « médicament orphelin ». Le statut de médicament orphelin s’accompagne d’un certain nombre d’avantages financiers, tels que des allégements fiscaux, des dispenses de frais et l’exclusivité commerciale. Suite au tollé, Gilead Sciences a depuis annulé le statut de médicament orphelin, mais cela démontre qu’il est actuellement essentiel :

  • de veiller au respect rigoureux des procédures réglementaires relatives à la recherche et au développement ;
  • d’examiner minutieusement les processus de prise de décisions ;
  • de rendre publics les résultats de recherche ;
  • de veiller à ce que les prix des produits finaux reflètent l’investissement public réalisé et non les profits que l’entreprise souhaite s’accaparer ;
  • de garantir l’égalité d’accès pour toutes les nations, sans restrictions.

Recommandations aux acteurs de développement

L’urgence actuelle exige que l’aide apportée par les bailleurs de fonds pour réagir à la crise intègre une attention particulière à la réduction des risques de corruption pour éviter des dégâts supplémentaires pour la société ; de plus, cette attention devrait être maintenue dans les investissements existants. Les bailleurs de fonds devraient jouer de leur influence et conditionner leurs aides, en s’appuyant judicieusement sur l’expérience des crises passées.

Appliquer une approche sectorielle de la lutte contre la corruption

La lutte contre la corruption doit rester une priorité en temps de crise ainsi que dans ce cas particulier de l’épidémie de SRAS-CoV-2. Il est confortable de s’appuyer sur les politiques et programmes traditionnels de lutte contre la corruption qui se concentrent principalement sur la gestion financière pour identifier et prévenir la corruption, mais des fonds peuvent être détournés et des documents falsifiés et la réponse à la crise exige de la rapidité - pas de la bureaucratie. L’épidémie d’Ebola a prouvé que de tels mécanismes étaient insuffisants face à une épidémie. Au lieu de cela, les bailleurs de fonds devraient donner la priorité à une approche sectorielle de la lutte contre la corruption, approche qui placerait l’atteinte des résultats en matière de santé au premier rang des priorités et intégrerait la lutte contre la corruption dans les modèles d’interventions. Cela signifie qu’il faut inclure des experts de la lutte contre la corruption dans les discussions sur la santé publique et travailler ensemble de manière constructive. Les bailleurs de fonds doivent également connaître les risques de corruption auxquels ils sont confrontés et les responsables de la mise en oeuvre doivent concevoir leurs interventions en conséquence. Il existe un certain nombre de cadres d’évaluation des risques qui peuvent être appliqués, tels que ces exemples du PNUD ou de l’OMS.

Par exemple, en cas d’épidémie, du personnel spécialisé est nécessaire pour fournir des services de santé. Les bailleurs de fonds peuvent tirer parti de leur influence pour s’assurer que des dirigeants forts et compétents soient nommés pour diriger les opérations au niveau national. Malgré le parrainage généralisé dans la nomination des fonctionnaires, des pays en développement comme la RDC, l’Ouganda et le Nigéria ont pu contrôler la propagation d’Ebola en nommant des experts dotés de solides compétences en leadership pour diriger leurs plans d’actions face aux épidémies. Une pandémie est donc l’occasion de mettre en avant la méritocratie.

Il existe, dans les établissements de santé, un risque commun de corruption via des paiements informels, risque qui peut conduire à des comportements inadéquats lors de la recherche de soins et à une méfiance vis-à-vis des prestataires de santé – et du service public en général. C’est une menace importante qui devrait être combattue de toute urgence. Pour y remédier, les gouvernements devraient garantir le paiement en temps requis de salaires décents et envisager de nouveaux avantages tels que les indemnités pour heures supplémentaires et les primes. Les organisations de la société civile peuvent jouer un rôle de surveillance en utilisant divers outils de responsabilisation sociale pour dissuader les paiements informels et autres pratiques de corruption au niveau de la prestation de services.

Partager les risques et minimiser les exigences de conformité

Dans un webinaire sur la réponse internationale à apporter au SRAS-CoV-2, organisé par The New Humanitarian, qui s’est tenu le 19 mars 2020, Suze van Meegen, responsable plaidoyer du Conseil norvégien pour les réfugiés, a indiqué que la hausse des obligations de conformité en matière de gestion financière et de lutte contre la corruption imposées aux organismes chargés de la mise en œuvre a reporté le fardeau des risques sur les ONG et a également restreint la capacité de ces dernières à agir. Ces mécanismes de conformité traditionnels ont rencontré peu de succès, sont chronophages et coûteux. Il a été suggéré que les bailleurs de fonds réfléchissent à leurs propres politiques afin d’éviter le ralentissement des activités et entraver l’atteinte de résultats probants.

Acheminer les financements de manière conjointe et utiliser les réseaux existants

En ce qui concerne les meilleures pratiques anti-corruption en matière de santé, le Fonds mondial est reconnu comme ayant des politiques solides permettant la prévention et la gestion de la corruption dans le cadre des octrois de subventions, et permettant également la mise en œuvre des sanctions. De plus en plus de fonds venant de bailleurs de fonds bilatéraux sont déjà acheminés par le biais du Fonds mondial, et le Fonds envisage d’octroyer des subventions pour lutter contre l’épidémie de SRAS-CoV-2. Cela représente une occasion pour les bailleurs de fonds de se regrouper afin d’avoir un plus grand impact, tout en utilisant une entité de confiance pour l’octroi des subventions, avec des mécanismes anti-corruption solides et reconnus. Comme recommandé par une publication de U4 en 2019, les bailleurs de fonds acheminant l’aide via des fonds multipartenaires (FMP) devraient viser à obtenir une compréhension commune de l’appétit pour le risque et du partage des risques entre les parties prenantes : les partenaires financiers, l’administrateur/fiduciaire du FMP, les partenaires de mise en œuvre, les autorités nationales et les bénéficiaires visés.

Plutôt que de construire de nouveaux systèmes pour protéger le financement, les bailleurs de fonds devraient identifier et renforcer les systèmes existants qui ont des procédures anti-corruption solides. Encore une fois, le Fonds mondial a mis en place un système de passation de marchés, qui est ouvert et transparent, et qui pourrait être utilisé pour l’achat d’appareils médicaux et d’autres fournitures nécessaires.

Dans la mesure du possible, les bailleurs de fonds devraient aider les organisations de la société civile, les journalistes et les commissions de lutte contre la corruption à assurer une fonction de surveillance du versement des subventions et à exiger que les agences d’exécution rendent des comptes.

Protéger le système judiciaire et dissuader la fraude

Dans la mesure du possible, le système judiciaire doit être autorisé à continuer de fonctionner afin d’appliquer des sanctions et de statuer sur les cas de corruption, préservant ainsi les systèmes de reddition de comptes pendant l’état d’urgence. Les agences de lutte contre la corruption et de justice pénale compétentes devraient émettre des avertissements forts contre la fraude et la corruption dans les mesures de réaction à la crise, et se préparer à ouvrir des enquêtes contre ceux qui abusent de leurs positions publiques pour profiter de la crise.

Les pays à faibles revenus ont un problème de longue date de prisons surpeuplées et il y a une réelle menace que les prisons deviennent des épicentres pour la propagation de la maladie. Il a été signalé qu’en Iran, le gouvernement a été forcé de libérer des prisonniers pour freiner la propagation du SRAS-CoV-2 dans les prisons. Les prisonniers libérés étaient ceux qui n’étaient pas considérés comme présentant une menace pour la société. Les personnes condamnées pour des affaires de corruption pourraient appartenir à la catégorie des détenus « à faible risque pour la sécurité ». Nous avançons ici en terrain inconnu ; il s’agit de planifier et de gérer ces opérations minutieusement, afin de minimiser les effets d’affaiblissement et de contournement de la justice.

Soutenir la société civile et les réponses communautaires

Il y a d’importantes leçons à tirer de l’épidémie du VIH/SIDA qui peuvent être appliquées à la réponse à la crise du SARS-CoV-2. La réponse au VIH/SIDA a été remarquable pour l’accent mis sur le rôle de la société civile. Les gouvernements ont travaillé en étroite collaboration avec les organisations communautaires locales et encouragé les pratiques et les programmes locaux. En conséquence, l’épidémie de VIH/SIDA n’a pas eu l’impact dévastateur attendu sur les sociétés.

Lors d’une catastrophe naturelle survenue en Bosnie-Herzégovine en 2014, des permanences téléphoniques anti-corruption ont été mises en place pour permettre aux citoyens de dénoncer les cas de corruption. Une approche similaire pourrait être appliquée pour permettre non seulement de dénoncer les cas de corruption, mais également de dénoncer la prolifération de la désinformation.

En période de crise, lorsque les demandes d’action rapide sont élevées, il arrive que le rôle important de la société civile dans les efforts de lutte contre la corruptionsoit oublié. Les organisations de la société civile peuvent jouer un rôle crucial dans les systèmes de santé publique, à la fois en tant que partenaires d’appui dans cet espace ou dans une fonction de suivi, de reddition de comptes et de partage d’informations. Les OSC peuvent aider à surveiller les résultats en matière de santé et révéler les problèmes que les destinataires finaux peuvent rencontrer. Elles peuvent soutenir les mesures de suivi budgétaire et surveiller les systèmes d’approvisionnement. Elles peuvent également fournir de cruciaux retours d’information grâce à la carte communautaire de performance sur des questions telles que les paiements informels, l’accès aux médicaments, etc.

Appliquer une approche fondée sur les droits

La priorité devrait être donnée aux considérations relatives aux droits de l’homme dans les efforts visant à protéger l’aide humanitaire de la corruption. Une approche intégrée de la corruption et des droits de l’homme est à même d’assurer une réponse efficace. Human Rights Watch affirme qu’il convient d’accorder toute l’attention nécessaire aux principes des droits de l’homme tels que la non-discrimination, la transparence et le respect de la dignité humaine. Cela garantira une réponse efficace à la crise et limitera le préjudice pouvant résulter de l’imposition de mesures trop générales.

C’est la première fois que la communauté internationale est confrontée à une crise de santé publique urgente qui affecte toutes les nations, et les directives internationales pour guider les États membres de l’ONU sur ce qu’ils sont censés faire à l’intérieur de leurs propres frontières ou sur la façon dont ils devraient interagir entre eux ne sont pas bien connues. En conséquence, les pays ont adopté des réponses différentes à la crise, certains pays appliquant de sévères restrictions à la liberté de circulation et d’autres adoptant une approche plus souple.

Les Principes de Syracuse de 1984 concernant les Dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui autorisent des restrictions où des dérogations fournissent des lignes directrices quant aux réactions des gouvernements qui restreignent les droits de l’homme pour des raisons de santé publique ou d’urgence nationale. Cependant, ces principes datent de plusieurs décennies et il n’est pas certain qu’ils soient ou seront respectés. Il faudra peut-être les revoir et les actualiser pour les mettre en conformité avec les réalités du XXIème siècle, afin d’encourager des réactions à la crise plus cohérentes et coordonnées qui permettraient de trouver un équilibre entre la préservation de l’intérêt public et de la sécurité et le respect des droits de l’homme.

Adopter une approche genrée

Il est important d’adopter une approche genrée dans les mesures de lutte contre la corruption afin de s’assurer que les contrôles mis en place pour réduire les risques de maladie ou de corruption ne marginalisent ni ne défavorisent davantage les femmes et les autres groupes vulnérables et marginalisés. Les pandémies affectent les hommes et les femmes différemment. Les réponses aux précédentes pandémies (au SRAS, à Ebola, etc.) n’ont pas pris en compte le genre – avec des conséquences désastreuses pour les femmes.

Les risques pour les femmes sont multiples. Tout d’abord, la majorité du personnel de santé sont des femmes. Par ailleurs, l’isolement social accroît le fardeau qu’elles portent dans la gestion du ménage en raison du rôle plus important qu’elles jouent dans la garde des enfants, la préparation des repas et d’autres tâches ménagères. À cela s’ajoute le fait qu’elles sont responsables des soins aux malades et aux personnes âgées ; si des membres de la famille sont infectés, elles vont donc devoir intervenir.

Un autre danger réel est le détournement des ressources publiques des services de santé importants tels que les soins de maternité et d’obstétrique, la vaccination et d’autres formes de soins de santé primaires – mettant en danger la vie des femmes et des enfants. En Sierra Leone, pendant la crise d’Ebola, la mortalité maternelle a probablement augmenté.

Les femmes sont également surreprésentées dans le secteur informel et dans les emplois temporaires. Elles seront durement touchées par la perte d’emplois et de revenus.

La fermeture des écoles et les obligations d’isolement social exposent les filles des pays en développement au risque d’abandon complet de l’école – comme cela s’est également produit en Sierra Leone pendant la crise d’Ebola. Les grossesses d’adolescentes ont augmenté, tout comme la violence domestique. En effet, il a été rapporté que la violence domestique avait augmenté en Chine et augmentait dans d’autres pays qui doivent faire face à la distanciation sociale et à l’isolement. Les familles sont obligées de passer plus de temps ensemble dans des circonstances stressantes, ce qui peut déclencher des comportements abusifs.

Adopter une approche sociale

Le personnel de santé et les administrateurs, ainsi que les fonctionnaires en général, subiront une pression sociale continue de la part des familles, des amis, des collègues et de leur hiérarchie les incitant à ignorer les règles et directives officielles, comme cela se produit par exemple en Norvège, comme décrit ci-avant. Ces pressions sont susceptibles de devenir systématiques car elles sont ancrées dans des normes sociales, à savoir une interprétation commune des actions à adopter en société. De telles normes énoncent des règles de comportement implicites et, en temps de crise, leur rôle régulateur et la pression incitant à les suivre peuvent s’accentuer ; on s’écarte alors des règles formelles, mais aussi des attitudes et croyances personnelles. L’existence de sanctions sociales pour ceux qui transgressent ces normes – allant des commérages à la désapprobation, voire aux châtiments corporels – augmente la pression de s’y conformer.

Ces pressions liées aux normes sociales alimentent la corruption et peuvent revêtir de multiples formes dans le secteur de la santé. Il arrive que des infirmières considèrent comme parfaitement légitime de donner une priorité de traitement à des proches plutôt qu’à ceux souffrant de pathologies plus aiguës, ou souffrent de pressions leur imposant d’agir de la sorte, car « donner la priorité à la famille » est une norme sociale essentielle. Il arrive que des médecins à l’hôpital demandent des pots-de-vin plus élevés parce qu’un code interne parmi les collègues médicaux le tolère – le cavalier seul qui refuserait de se conformer à cet usage s’expose à des sanctions sociales. Il arrive que des agents publics accordent une faveur en délivrant des certificats médicaux frauduleux à ceux appartenant au réseau, car le principe de réciprocité sous-tend les relations sociales. Il arrive que des dirigeants politiques allouent illégalement plus de fonds aux zones habitées par leur propre groupe ethnique car il est plus important d’être loyal envers son groupe qu’envers l’État.

Plus ces normes sociales négatives jouent un rôle important, plus elles se cristallisent au point de constituer de nouveaux repères par rapport à la règle formelle, nuisant à la bonne gestion et au traitement de la pandémie, indépendamment des recommandations scientifiques et des besoins. Ce « piège » rend également difficiles les tentatives de renforcement de l’intégrité dans le secteur de la santé : il se peut que la publication de nouvelles réglementations, codes de conduite ou directives sur l’intégrité ait peu d’emprise sur les comportements ou soit contournée par le fonctionnement continu des « normes non officielles ».

Les praticiens cherchant à garantir et à renforcer l’intégrité dans le secteur de la santé ont besoin d’une compréhension approfondie des forces sociales perpétuant les pratiques de corruption. De plus, les initiatives conventionnelles en matière de gouvernance de la santé devraient être complétées par des stratégies prenant en compte les normes sociales ; ces stratégies devraient avoir pour but de soulager et de faire évoluer les pressions sociales afin que d’autres types d’interventions – tels que des codes de conduite, des augmentations de salaire, une réforme juridique, l’application de la loi et la surveillance de la société civile – puissent être efficaces. Ces interventions devront être développées au cas par cas et en prenant en compte le point de départ de chaque situation.

De telles stratégies utilisent des méthodes telles que :

  • la recherche de personnes ou de mécanismes pouvant coordonner les comportements afin que les normes puissent être collectivement réinterprétées, par exemple en choisissant des pionniers, qui seraient les « précurseurs » se détachant des normes établies d’une manière inspirante et mobilisatrice ;
  • la construction d’espaces sociaux pour initier des négociations au sujet des normes et la mise à disposition d’une infrastructure pour ce dialogue autour des normes – par exemple dans le secteur de la santé – via des portails en ligne ou l’organisation de discussions ;
  • la construction de normes positives traitant de l’intégrité, en associant statut social et prestige à une forme d’intégrité. Il est également important de soutenir les dirigeants au sommet des hiérarchies qui sont prêts à initier un renversement des normes dans le réseau, en supprimant les normes hiérarchiques incitant à la corruption et en introduisant une avalanche de normes en faveur de l’intégrité.

Des normes négatives peuvent avoir comme origine des notions tronquées sur le nombre de collègues impliqués dans des actes de corruption. C’est ce que les psychologues sociaux appellent « l’ignorance pluraliste ». Pour lutter contre cette ignorance collective, il faut fournir des informations crédibles et redéfinir les perceptions de l’ampleur de la corruption tolérée au sein d’une organisation. Compiler et diffuser des informations sur l’ampleur ou la rareté de la corruption dans les organisations homologues peut être un moyen de surmonter l’ignorance pluraliste.

Résumé des actions pour les acteurs du développement

La pandémie de SRAS-CoV-2 nécessite une action urgente de la part de tous ceux qui sont impliqués dans les interventions face à la crise sanitaire, au niveau national et mondial. Nous avons appris des épidémies et crises mondiales passées qu’elles pouvaient fournir un terreau idéal pour faire prospérer la corruption et que cela menait, à coup sûr, à des pertes de vie supplémentaires, à une perte de confiance accrue de la part des citoyens et à un dysfonctionnement de la société, persistant bien au-delà de la crise. A ce moment-là, se protéger de la corruption doit devenir une priorité, au même titre que les réactions à la crise sanitaire. Dans le même temps, il est important d’éviter la mise en œuvre de réformes prématurées ou mal pensées, qui pourraient faire plus de mal que de bien, notamment en submergeant la capacité d’une société à absorber l’aide et à l’utiliser de manière efficace.

Comme mentionné précédemment, les systèmes de santé de nombreux pays à faibles revenus souffrent de faiblesses systémiques, ce qui pourrait engendrer des difficultés quant à l’adoption de réactions efficaces face au COVID-19. Cependant, l’expérience des crises du VIH/SIDA et d’Ebola nous prouve que ces défis ne sont pas insurmontables. Les partenaires du développement doivent veiller à ce que l’aide au développement ne soit pas détournée ni utilisée de manière inappropriée. Ils peuvent y parvenir en garantissant la transparence des approvisionnements, en mettant en œuvre une surveillance des versements de subventions et de la prestation de services par la société civile, et en encourageant l’adoption de normes d’intégrité au sein du personnel de santé.

La crise offre également l’opportunité de renforcer le leadership et la gouvernance dans le secteur, de supprimer les travailleurs fantômes et d’améliorer les salaires et les avantages sociaux du personnel de santé. Il ressort de la crise du COVID-19 que la transparence doit être renforcée dans l’ensemble du secteur médical privé (dispositifs médicaux, produits pharmaceutiques, vie/sciences, fournitures médicales, essais de médicaments, etc.), afin d’éviter que la recherche du profit ne se fasse au détriment de l’intérêt public.

La pandémie rappelle également que la communauté mondiale et les gouvernements devraient investir suffisamment dans les systèmes de gestion pharmaceutique (entreposage et distribution). C’est le moment opportun de renforcer le département de l’OMS en charge des produits médicaux de qualité inférieure et falsifiés et les efforts actuels de lutte contre la corruption dans le secteur des produits pharmaceutiques, via entre autres l’Initiative de bonne gouvernance dans la gestion des médicaments.

Alors que les gouvernements du monde entier adoptent une législation d’urgence pour faire face à la crise, ils devraient donner la priorité à la protection de l’intérêt public en dissuadant ceux qui cherchent à profiter des crises au moyen de la fraude et de la corruption. La législation pourrait, par exemple, permettre un examen rétrospectif des passations de marchés publics et autres décisions officielles prises pendant la crise par un organisme spécialement conçu à cet effet et doté de personnes fiables. Cela permettrait également aux pays de tirer des enseignements pour se préparer à la prochaine pandémie, qui ne manquera pas d’arriver.

Pour plus d’informations, n’hésitez pas à consulter la Page thématique de U4 sur les efforts de lutte contre la corruption dans le secteur de la santé.

Un guide complet et actualisé, réalisé par U4, sur la lutte contre la corruption dans le secteur de la santé devrait également paraître en avril ou début mai.

    Acknowledgements


    Gracieusement traduit par Nampoina Rabenasolo.